Le pari des caramels
Au moment de Noël je prépare des caramels en
mélangeant du sucre du miel, du chocolat et du beurre. Ils forment au début un
liquide un peu épais puis au fur et à mesure que je tourne et que je tourne la
pâte au centre s’épaissit, quelque chose « prend », comme dans une
mayonnaise, et au bout de trois ou quatre tours de plus on dirait que ma
préparation n’est plus qu’un gros caramel que je malaxe avec ma cuillère. Il ne
reste plus qu’à le cuire et à le découper. Mais qu’est ce qui se passe dans ce
moment imprévisible qui arrive parfois au bout de trois minutes et parfois au
bout d’une demi-heure seulement ? Depuis plus de trente ans ma mère teste
chaque année de nouvelles théories : ce qui compte c’est la taille de la
casserole, c’est la vitesse à laquelle on remue, c’est la chaleur, c’est la
préparation du mélange chocolat/beurre, du mélange miel/sucre, il y a du beurre
qui ne veut pas s’intégrer, il y a du sucre qui ne veut pas fondre. Chaque
essai annule l’ancienne théorie, en suscite une autre, et produit quarante
caramels. La tradition à Noël c’est de faire des caramels et des théories sur
les caramels. Et de s’émerveiller que le secret résiste si bien à l’analyse, et
que les caramels finissent toujours par prendre, sans qu’on sache pourquoi
après quarante ans de théories, et peut-être simplement parce qu’on accepte de
ne pas savoir pourquoi et de tourner et de tourner à s’en user le bras,
peut-être parce que le moment où ça prend reste une surprise et un
émerveillement.
Qu’est
ce qui tout à coup tient ensemble ces particules qui flottaient juste avant
dans l’indépendance la plus complète ? Est-ce que c’est le fait d’avoir
été tellement remués, tellement forcés de se frotter les uns aux autres qui a
créé un lien, comme dans les équipes ou les familles ballottées par les
difficultés ? D’où vient ce lien ? Est-ce qu’il est inscrit en nous,
en chaque cellule de notre corps et chaque grain de sucre ? Mais alors,
qu’est ce qui nous le cache quand il n’apparaît pas ? Est-ce que quand je
mange mes caramels les cellules de mon corps se sentent plus solidaires ?
Peut-être
que l’univers est une recherche permanente de ce qui le tient ensemble.
Peut-être qu’il y a derrière les évolutions les plus chaotiques une confiance
profonde dans un grand caramel qui va forcément apparaître. Ou juste un pari,
une invitation à un pari toujours ouvert, le pari du grand caramel.
Dans
ma casserole, le caramel prend la forme d’une nébuleuse enroulée en spirale
autour de ma cuillère. La préparation reste encore liquide à la périphérie puis
ce qui a pris au centre entraîne le reste, comme les nuées d’oiseaux qui
tourbillonnent dans le ciel d’automne attirent et absorbent tous les oiseaux
des alentours.
Le
pari du grand caramel est un état qui se propage mais qu’il faut sans arrêt
retrouver sans qu’aucune théorie ne serve à rien. Sans lui, mes caramels ratés
sont faits de grains de sucre qui se séparent sur la langue, ma vie ratée est
faite de moments sans cohérence, nos équipes ratées sont faites d’individus
isolés. Les ingrédients sont les mêmes, exactement les mêmes, mais rien ne se
tient.
Pari
du grand caramel, pari de la cohérence, coaching, bon sens, peu importe le nom.
Nous avons en tout cas un rôle de liant, de réconciliant, entre nous et nous,
nous et les autres, nous et le monde, le monde et le monde, qui sait jusqu’où
ça va ?
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